À Cuba, les patrons français cherchent le mode d’emploi

Attirés par l’ouverture économique engagée par La Havane, nos groupes sont sur les rangs pour faire des affaires dans le pays. Mais, entre la bureaucratie, les risques juridiques et l’embargo américain, les obstacles ne manquent pas.

Ça leur a pris au printemps dernier. Le drapeau américain ne flottait pas encore à La Havane qu’une trentaine de patrons français déboulait aux côtés de François Hollande en visite officielle à Cuba, une première pour un chef d’État français en exercice. Un moment « historique » au dire des participants.

Tous les fleurons ou presque de l’économie française étaient là. Les partenaires de la première heure arrivés dans les années 90 – Pernod-Ricard, Soufflet, Accor, Total, Alstom, Bouygues; tous ceux qui se disent prêts à profiter de la toute nouvelle loi qui dresse un pont d’or aux entreprises étrangères – CMA CGM, Malongo, SNCF; et puis toutes les autres, ces entreprises attirées par un vent nouveau et prometteur mais qui feignent de ne pas s’y intéresser – Engie, Bolloré, Carrefour, Orange, Thales, DCNS, Safran, Eutelsat…

Les projets achoppent sur la question du financement

Évidemment, ces grands noms ont été reçus à bras ouverts par les autorités cubaines. Elles ne demandent que ça, accueillir des investisseurs étrangers. Les réformes économiques de 2010 ont donné, c’est indéniable, une bouffée d’oxygène à la population essorée par les années noires de la « période spéciale » qui ont suivi la chute de l’Empire soviétique.

Lors de sa visite à La Havane, en mai 2015, François Hollande était accompagné d'une trentaine de patrons français, venus sonder les opportunités d'investissement dans le pays.

Lors de sa visite à La Havane, en mai 2015, François Hollande était accompagné d’une trentaine de patrons français, venus sonder les opportunités d’investissement dans le pays.

 

Mais Cuba a désormais un besoin urgent de moderniser ses infrastructures, de se doter d’un tissu industriel solide, d’accroitre ses rendements agricoles, d’exploiter ses sources d’énergie renouvelables, d’accéder à des technologies de pointe… Ça tombe bien, la France – ce pays ami de longue date – sait faire. L’Hexagone n’est-il pas déjà le quatrième partenaire commercial en termes d’investissements ?

Seulement voilà, au-delà des grands discours et des lettres d’intention signées au détour d’un voyage officiel, s’implanter à Cuba n’est pas une mince affaire. « Créer une société mixte là-bas, c’est au minimum huit voyages et un an et demi de négociations », met en garde l’avocat Gilles Bouyer à l’adresse des entrepreneurs venus le consulter. En cause: la pesanteur de la bureaucratie et d’une économie planifiée et dirigée à 60% par l’appareil militaro-industriel. Mais il y a aussi la menace de tomber sans le vouloir sous le coup de la loi américaine Helms-Burton, qui dicte l’embargo. Sans parler du risque politique d’une volte-face des Américains à un an de l’élection présidentielle.

Alessandro est chauffeur routier et habite dans les faubourgs de Guantanamo, là où l’asphalte cède la place aux chemins en terre battue et aux nids-de-poule. Il incarne cette nouvelle génération d’autoentrepreneurs, ceux que l’on appelle les cuen-tapropistas. Derrière le verre épais de ses lunettes, des yeux où se lisent l’impuissance et la lassitude mêlée. Il ne croit pas une seconde aux promesses des hommes d’affaires de passage à Cuba: « On nous dit que tout va changer, que les multinationales occidentales vont investir dans les infrastructures. Mais qui va payer? Il n’y a pas d’argent et la monnaie nationale ne vaut rien. Regardez autour de vous. Les routes sont défoncées, les voitures déglinguées. On n’a même plus d’eau potable ! » peste Alessandro, pointant du doigt un camion-citerne qui distribue des seaux d’eau à la population.

Il ne croit pas si bien dire. Les grands projets à Cuba bloquent sur la question du financement. Tant que l’embargo sera en vigueur, les bailleurs de fonds internationaux, du FMI à la Banque mondiale, ne seront pas autorisés à financer de grands projets. Quant aux banques privées, elles sont terrorisées par l’amende record – 9 milliards de dollars – infligée par les Etats-Unis à BNP Paribas pour avoir commercé avec des pays sous embargo américain. Pour les mêmes raisons, le Crédit agricole pourrait écoper d’une amende de 700 millions d’euros. Résultat, aujourd’hui, seule la Coface est en mesure d’apporter sa garantie à quelques contrats à court terme, comme les exportations de blé du groupe Soufflet.

Une absence de visibilité qui freine les investisseurs

Mais l’Agence française de développement (AFD) est discrètement à la manoeuvre. Ces derniers mois, ses représentants se sont fondus parmi les délégations d’hommes d’affaires qui atterrissent sans répit à l’aéroport international José-Marti à La Havane. Tant que la question du rééchelonnement de la dette de Cuba à l’égard des pays du Club de Paris (principales nations occidentales) ne sera pas réglée, l’AFD ne pourra pas débloquer de crédits. Question de mois, voire de semaines, croit savoir Pascal Brouillet, chargé de mission au département Amérique latine et Caraïbes. D’ici là, tout est à construire. « Le pays évolue hors des systèmes d’échanges internationaux, il faut donc bâtir un cadre juridique et des règles contractuelles. Mais on avance », poursuit Pascal Brouillet.

Le tourisme, secteur roi

 Source: L'Expansion

Source: L’Expansion

 

Lorsqu’une entreprise étrangère a la chance de réussir à boucler son plan de financement, elle n’est pas au bout de ses peines. Il lui faut ensuite sécuriser ses investissements. Les géants du CAC 40 présents en Amérique du Sud savent que leur sort, dans cette région du monde, peut basculer en un claquement de doigts, comme l’ont montré, autrefois, les déboires d’EDF et de Vivendi en Argentine, de Casino, de Lafarge et de Total au Venezuela.

« On regarde ce qui se passe mais on s’interroge encore beaucoup. Quelle visibilité a-t-on? Pour quelle rentabilité ? » se questionne-t-on au siège d’Engie. Pourtant, Cuba cherche un investisseur pour développer quatre parcs éoliens d’une puissance de 174 mégawatts à la pointe de Maisi, le long de la côte battue par les vents face à Haïti. Un projet à 285 millions de dollars. « Il faut obtenir des garanties suffisantes. L’opérateur qui revendra son électricité à l’État cubain doit s’assurer qu’il sera payé pendant vingt ans. Or la visibilité est courte », met en garde Perrine Buhler, PDG de Devexport.

Des salariés embauchés par les agences d’État

Ce ne sont pas des paroles en l’air. Cela fait plus de vingt-cinq ans que cette société de négoce industriel opère à La Havane. Perrine Buhler se souvient de l’époque où les Cubains la rémunéraient en café, en bois et en jus de pamplemousse!

« Nos amis Cubains ne sont pas riches en cash. Pendant la ‘période spéciale’, la question du paiement était un vrai sujet », confirme Jean-François Lépy, directeur général du groupe Soufflet. Au début des années 2000, c’est bizarrement l’ouragan Michelle qui a entamé la capacité de l’État cubain à honorer ses traites. « Le cyclone avait dévasté l’ile. Pour des raisons humanitaires, les Etats-Unis ont alors accepté d’alléger l’embargo pour fournir des céréales aux Cubains. Mais ils avaient exigé d’être payés d’avance », se souvient Perrine Buhler. Du coup, les autres créanciers, comme la Coface, sont passés au deuxième plan.

Au même moment, une vague de répression contre des dissidents a sérieusement brouillé les relations diplomatiques de Cuba avec l’Union européenne. « C’est le moment qu’ont choisi pas mal d’entreprises françaises pour battre en retraite », analyse Jérôme Leleu, doctorant en sciences économiques à l’EHESS et spécialiste de l’ile.

Agacées d’être ballottées par les autorités cubaines qui dictent leur loi; accablées par les ruptures d’approvisionnement et la lenteur des démarches administratives (une machine peut attendre des mois sur le port de La Havane avant d’être dédouanée); excédées de devoir payer des coûts d’avocats et de prospection démesurés afin de vérifier que l’entreprise rachetée ou l’usine fraichement bâtie n’avaient pas été confisquées par le gouvernement cubain; assommées par l’interventionnisme des autorités cubaines, qui obligent les entreprises étrangères à passer par une agence d’État pour embaucher et rémunérer le personnel, selon des salaires imposés et amputés au passage de 75%, la dime des autorités.

La France compte bien pousser ses pions

Il faut avoir les reins solides pour tenir. Au siège de CMA CGM, Mathieu Friedberg, qui chapeaute les activités transit et logistique, temporise: « J’ai passé huit ans à gérer des lignes africaines, chaque région est particulière. C’est audacieux d’investir à Cuba. Ce n’est pas forcément l’option la plus simple et la plus rentable à court terme, mais c’est une position stratégique dont on espère beaucoup. »

L’armateur qui dessert Cuba depuis une quinzaine d’années s’apprête à devenir gestionnaire d’une plateforme logistique à Port Mariel, vaste zone industrielle de 465 kilomètres carrés construite à 45 kilomètres de La Havane, au carrefour des échanges maritimes entre l’Amérique du Nord et du Sud, de l’Europe et de l’Asie. Il faut dire que la loi de 2014 sur les investissements étrangers offre un cadre juridique plus engageant. A l’avenir, les salaires pourront être réévalués, « doublés », croit savoir un cadre de Pernod Ricard. Et l’État ne retiendra à la source que 20% des cotisations. L’impôt sur les sociétés, quant à lui, a été allégé. Il passe de 35 à 15%, après huit années d’exonération.

Au Quai d’Orsay, on pense que les Cubains iront encore plus loin dans l’ouverture au cours des mois à venir. « Tout le monde est suspendu au congrès du Parti communiste cubain (PCC) d’avril 2016, qui dressera une nouvelle feuille de route pour les cinq prochaines années », explique un conseiller. « La voie est étroite. Les Cubains veulent s’insérer dans l’économie mondiale sans remettre en cause les acquis sociaux de la révolution », explique Stéphane Witkowski, de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine.

D’ici là, la France compte bien pousser ses pions. Début novembre, Matthias Fekl, le secrétaire d’État chargé du Commerce extérieur, ira jouer les VRP pour la troisième fois cette année avec une délégation d’entrepreneurs. Objectif: décrocher le maximum de contrats avant que les Américains ne déboulent en masse à Cuba.

Le gouvernement cubain veut diversifier ses partenaires

C’est vrai qu’ils ne perdent pas de temps. Officiellement, ils n’ont toujours pas le droit de faire des affaires à Cuba tant que l’embargo n’est pas officiellement levé. Et il n’est pas près de l’être. « Non seulement il faut un vote du Congrès, mais c’est un amoncellement de lois. Ça va être compliqué de les démêler. D’autant que les revendications de part et d’autre sont fortes.

Penny Pritzker (au centre, en bleu), secrétaire au Commerce américaine, est venue en octobre, pour discuter de l'allégement de l'embargo.

Penny Pritzker (au centre, en bleu), secrétaire au Commerce américaine, est venue en octobre, pour discuter de l’allégement de l’embargo.

 

Les Américains vont vouloir être indemnisés pour les expropriations, et les Cubains estiment que l’embargo leur a coûté plusieurs centaines de milliards de dollars », insiste Perrine Buhler. Cela n’empêche pas les chefs d’entreprise américains de venir nombreux à Cuba sous couvert de voyages culturels ou éducatifs. Aidé par l’administration Obama, qui ne rate pas une occasion d’assener des coups de canif dans l’embargo, en vue de le vider de sa substance.

Que va peser InVivo, la société de Xavier Beulin, patron de la FNSEA, face à un Cargill, un Glencore ou un Dreyfus? Au siège du Medef International, à Paris, on fait valoir les « relations historiques » entre la France et Cuba: « On a été là au pire des moments. Les Cubains ne l’oublieront pas. »

« On n’a jamais baissé les bras, même dans les moments difficiles. On a chargé les bateaux, y compris lorsqu’on avait des encours de plus de 100 millions de dollars », soutient Jean-François Lépy (groupe Soufflet). « Les Américains ne me font pas peur », aurait affirmé Stéphane Richard, le patron d’Orange, dont le directeur général, Pierre Louette, était du voyage à Cuba avec François Hollande.

Un peu gonflé ? Cuba n’a pas franchement l’intention de devenir l’arrière-cour de leurs « vieux cousins » américains, avec des Starbucks et des McDo à chaque coin de rue. « Dans certains domaines stratégiques, comme les télécommunications, les Cubains ne veulent surtout pas se retrouver pieds et poings liés. Ils insistent beaucoup pour diversifier leurs partenaires commerciaux », raconte le député André Chassaigne, président du groupe d’amitié France-Cuba.

Et les habitants de Cuba, dans cette histoire de gros sous et de parts de marché ? Raul Castro s’est félicité cet été du regain d’activité économique. Le PIB devrait croitre de 4% en 2015, contre 1% en 2014. Le dégel des relations diplomatiques sera sûrement le prélude à une levée progressive de l’embargo.

Source : L’Express.fr

Publié dans Actuel, Cuba, International

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