Il y a 30 ans, la Grenade payait pour la défaite au Vietnam

Dans quel contexte s’est déroulée l’invasion de la Grenade il y a 30 ans, et quelles similitudes y a-t-il entre la position des États-Unis à l’époque et leur situation actuelle?

DALIA GONZALEZ DELGADO

Qu’est-ce qui peut pousser le pays le plus puissant de la planète à envahir un pays d’à peine 110’000 habitants ? Il y a 30 ans, environ 7’000 marines et parachutistes US occupèrent la Grenade. Dans le cadre d’une opération militaire connue sous le nom de code Operation Urgent Fury, Saint-Georges, la capitale de cet État indépendant situé dans les petites Antilles, fut bombardée par des avions, des hélicoptères et des navires de guerre.


Maurice Bishop en 1980.

Cette aventure fut-elle condamnée par les Nations Unies ? L’assemblée générale de l’ONU condamna l’invasion par 108 voix contre 9 et 27 abstentions. Commentaire du locataire de la Maison Blanche à l’époque, Ronald Reagan, sur ce vote : « ça n’a pas troublé mon petit déjeuner ! »

C’est ce même président qui, en 1986, interrogé sur la possibilité d’une invasion au Nicaragua, répondit :

« Vous êtes en présence d’un individu qui serait bien le dernier à vouloir envoyer des soldats étasuniens en Amérique latine, car la mémoire du grand colosse du Nord s’est étendue à toute l’Amérique latine. Nous risquerions de perdre tous nos amis en faisant une telle chose ».

Les événements d’octobre 1983 s’inscrivent dans une tentative de l’administration Reagan – arrivée au pouvoir en 1981 – de mener à bien ce que les néo-conservateurs appelaient « la nécessaire récupération de la capacité de coercition de la puissance militaire des États-Unis », selon l’avis de l’historien et politologue cubain Carlos Alzugaray, docteur ès sciences historiques.

« Dans la perception de ce groupe, il y avait ce qu’ils qualifiaient de "danger croissant", représenté par les révolutions en Iran, au Nicaragua et à la Grenade ; le soutien de Cuba aux processus de libération en Angola et en Éthiopie ; l’invasion soviétique en Afghanistan, et d’autres événements », a signalé le Dr Alzugaray à Granma.

« Ils attribuaient tous ces phénomènes à l’image de faiblesse que dégageaient les États-Unis après la défaite du Vietnam, notamment à la politique "pacifiste" menée par le président James Carter lors des accords sur le Canal de Panama, la tolérance US face au soutien soviéto-cubano-nicaraguayen aux révolutions en Amérique centrale, aux accords de Camp David entre Israël et la Palestine, et la politique pacifiste en Europe, pour ne citer que quelques exemples »

Ainsi, le débat actuel sur la perte relative de pouvoir des États-Unis, débat qui s’est enflammé à partir des événements en Syrie, a déjà eu un précédent dans les années 70 du XXe siècle. 1979, l’année de l’accession au pouvoir du New Jewel Movement (MNJ), sous la direction du leader révolutionnaire Maurice Bishop, fut également l’année des victoires de la Révolution islamique en Iran et de la Révolution sandiniste au Nicaragua, le tout ajouté à une année de crise économique.

« Les États-Unis avaient besoin de faire une "démonstration de force" pour montrer qu’ils avaient les moyens et la volonté de protéger leurs intérêts stratégiques partout où ils seraient menacés », a indiqué le Dr Alzugaray.

« Le Bassin des Caraïbes était, pour beaucoup, le théâtre où le rapport de force était favorable aux États-Unis en raison de leur proximité et de l’asymétrie des forces militaires ».

« Aussi bien le Nicaragua que la Grenade étaient considérés comme vulnérables. Des stratégies différentes furent adoptées contre ces pays : "guerre sale" contre le Nicaragua et, lorsque les conditions seraient réunies, invasion de la Grenade par une force militaire réunissant des soldats des États-Unis et de plusieurs gouvernements réactionnaires des Caraïbes ».

Le projet révolutionnaire grenadin fut également déchiré par des dissensions internes. Le nouveau gouvernement avait désarmé l’ancienne police, créé une Assemblée populaire de consultation, avec une participation de toutes les couches sociales, amorcé une réforme agraire, favorisé l’accès à la santé et à l’éducation (plus de 2 500 personnes furent alphabétisées en 1981). Cependant, un secteur de la direction du New Jewel Movement, la faction radicale du gouvernement, commença à critiquer Bishop et à remettre sa politique en question. Cette situation déboucha, le 19 octobre 1983, sur la destitution et l’assassinat de Bishop et de ses fidèles. L’exécution de Maurice Bishop servit de prétexte à l’intervention militaire des États-Unis, le 25 octobre.

Aujourd’hui, le pays le plus puissant du monde présente les signes d’une perte d’hégémonie. Si, il y a 30 ans les USA réagirent en occupant un petit pays, quelle pourrait être leur réaction aujourd’hui s’ils étaient confrontés à une situation similaire ?

Pour le spécialiste Ernesto Dominguez, du Centre d’études hémisphériques et sur les États-Unis (CEHSEU), de l’Université de La Havane, il y a deux réactions possibles : « Assumer ce déclin et tenter de gérer la situation de sorte à préserver leur position privilégiée, ou tenter de le stopper par la menace de recours ou le recours à la force, avec plusieurs objectifs concrets: une démonstration de force et de puissance, la consolidation de ses positions géostratégiques, le contrôle des ressources clés et l’encouragement de l’économie en accroissant les dépenses militaires. »

Ernesto Dominguez, qui est également docteur ès sciences historiques, a précisé à Granma qu’il existe de grandes différences entre le moment historique d’il y a 30 ans et la situation que nous vivons aujourd’hui. « En premier lieu, nous vivions dans un monde bipolaire, marqué par la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique. Ce qui n’est pas le cas de nos jours, où il n’y a pas de rival identifié auquel se mesurer, ni de contexte de confrontation-équilibre compréhensible », a affirmé le Dr Dominguez.

« À l’époque, le déclin était plus apparent que réel, le rival en question étant entré dans un processus de désagrégation interne qui tarda des années à se manifester, mais qui s’est avéré grave et irréversible. Les États-Unis étaient loin de cette réalité. Par ailleurs, les mouvements latino-américains et du tiers monde en général étaient étroitement liés à l’URSS à beaucoup d’égards.

« Aujourd’hui, ce déclin relatif des USA semble plus réel, la multipolarisation étant un processus émergent, même s’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Les mouvements latino-américains ne dépendent plus d’un camp socialiste faisant contrepoids aux États-Unis. Les mouvements de gauche et révolutionnaires actuels ont leurs racines plus profondément ancrées dans leurs réalités et leur contexte national et régional, et ils tentent de construire eux-mêmes des alternatives d’intégration », a conclu le Dr Alzugaray.

Source : Granma International
 

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