Pour qui aime Cuba

Pour qui aime Cuba, pour qui la connait à travers plusieurs voyages étalés dans le temps, pour qui garde des liens avec des amis, restés ou partis, enthousiastes au début, déçus ensuite, souvent fâchés, pour qui a en mémoire l’incroyable destin de cette révolution, le déferlement des hommages extatiques et des philippiques manichéennes autour de la mort de Castro laisse un gout amer. Pour les amoureux de ce pays, fussent-ils lucides et critiques, le vacarme médiatique ne dit rien de ce qu’ils ressentent. Trop de clichés, trop de malentendus.

L’histoire d’abord. La fascination que Fidel a exercée sur le monde ne peut se comprendre sans quelques rappels. Lorsque fut renversé le dictateur Batista et mis fin au règne des casinos, des bordels et des mégacompagnies agricoles nord-américaines, une immense majorité des Cubains applaudirent. Cette victoire donnait un espoir à plusieurs peuples du monde.

Que se passait-il dans les années 60 ? Les États-Unis commençaient une guerre effroyable au Vietnam avec ses millions de morts et ses marques indélébiles (aujourd’hui encore des bébés naissent mal formés en raison de la dioxine aspergée sur les forêts). La France combattait l’indépendance de l’Algérie, une tragédie qui elle aussi laisse des traces dans les têtes jusqu’à présent. Le Portugal ferraillait dans ses possessions africaines en révolte.

En Amérique du Sud, les années 60 furent celles des coups d’État militaires, en Argentine, au Brésil. À chaque fois au service de l’oligarchie, des propriétaires terriens, à chaque fois avec l’incitation et le soutien de la CIA. La révolution cubaine galvanisa tous les combattants contre les jougs de nature coloniale.

Il est piquant d’entendre les injonctions d’un Trump en faveur de la démocratisation de Cuba quand on sait le rôle joué par les États-Unis dans le sous-continent: toujours en vue de sa soumission et au service des plus riches. Jusqu’à aujourd’hui.

Les belles âmes américaines, comme les européennes, ne bronchent pas devant le coup d’État institutionnel qui vient de chasser une présidente élue du Brésil et d’installer au pouvoir des intrigants à peu près tous soupçonnés de corruption et d’évasion fiscale massives, pressés de couper les aides sociales et d’alléger les impôts des plus riches.

Le premier souhait des Cubains n’était pas de se retrouver avec une ribambelle de partis. Ils voulaient deux choses, surtout. Des écoles pour tous. Des soins de santé pour tous. Objectifs atteints! Allez au fond de l’ile puis, pour comparer, dans les pays proches, à Saint-Domingue, au Guatemala ou au Nicaragua, parlez aux gens les plus humbles. Le niveau de culture chez Castro est infiniment plus élevé. Et, si vous tombez malade, ne vous faites pas trop de souci : il y a de bons médecins à Cuba. L’espérance de vie y est même plus élevée qu’aux États-Unis !

Vous oubliez les prisonniers politiques, direz-vous. Ils furent nombreux, c’est vrai. Mais la plupart ont été libérés grâce aux interventions du Vatican. Ceux qui restent sont aujourd’hui moins nombreux que les détenus sans procès encore à Guantánamo. Les accointances avec la Russie, la Chine et le Venezuela ? Elles sont devenues plus déclamatoires que réelles. Cuba n’a plus de prétentions mondialistes. Mais a rétabli de bonnes relations avec toute l’Amérique latine, où elle a aidé la Colombie à mettre fin à sa guerre civile.

Et le désastre économique, alors ? L’ile a peu de ressources naturelles (surtout du nickel). L’aide de Moscou et de Caracas a tari. Le tourisme en folle expansion n’est pas la panacée. L’industrie n’est plus qu’un champ de ruines. Les richesses agricoles ont été galvaudées.

En raison d’un système collectif lourd, peu motivant, dépassé. Fidel Castro a lancé plus d’une fois des idées, souvent abracadabrantes, pour le moderniser. De petits paysans peuvent maintenant produire à leur compte et vendre fruits et légumes dans les villes. Mais à chaque pas vers un brin de libéralisation survenaient ensuite des coups de frein.

L’ouverture actuelle à des activités indépendantes, certes modestes, change déjà la vie de nombreux Cubains. Inattendu : une cohorte d’informaticiens inventifs est apparue pour contourner les outils californiens. Cependant, la vieille garde communiste craint de se laisser déborder, elle souffle le chaud et le froid.

Qu’en sera-t-il lorsque le «jeune» frère de Fidel, Raúl (85 ans), cèdera la place ? Les quadras et les quinquas de l’appareil piaffent : ils rêvent du modèle chinois. Liberté économique – sous réserve de la mainmise de l’armée sur de vastes secteurs – et contrôle politique.

Il est néanmoins impossible de tirer un bilan honnête sans évoquer l’embargo américain, dès 1959, pas encore levé, et la loi américaine Helms-Burton (1996), menaçant toute entreprise américaine ou étrangère de commercer avec Cuba. Ce blocus fut maintes fois détourné mais il a plombé ce pays posé à quelques encablures du géant.

Cet étranglement n’explique pas tout, mais il a pesé et pèse encore lourd. D’autant plus que le nouveau président des Etats-Unis menace d’interrompre le processus d’ouverture. Le gouvernement cubain multiplie les efforts pour faire venir des investisseurs. Ceux-ci sont tentés mais craignent les représailles américaines.

Et la démocratie, alors ? Tant que l’élan révolutionnaire donnait de l’espoir, l’aspiration à la démocratie, version européenne, ne se faisait pas sentir. Mais, au fil de ces décennies figées dans les mêmes discours, une immense lassitude s’est installée. Puis survint l’internet, le rêve de communiquer avec le monde. N’y avoir qu’un minuscule accès met en colère les jeunes générations. Les journaux ?

Personne n’y pense. Il n’a jamais existé que quelques misérables feuilles officielles. Partir ? C’est possible, le permis de sortie a été aboli, mais obtenir un visa pour l’Amérique ou l’Europe reste un casse-tête. Il n’empêche que les boursiers autorisés à étudier à l’étranger sont de plus en plus nombreux.

La population, accablée par les privations, par les hypocrisies du système, par la permanence de ses vieux dirigeants, aspire bien sûr au changement. Mais elle le craint aussi. Si le capitalisme libéré déferle, beaucoup risquent de perdre leur logement, leur mini-emploi, l’accès à l’école et à la santé. Les foules qui défilent place de la Révolution n’y sont pas toutes contraintes. Il reste un attachement à cette figure inouïe. Fidel a assuré un minimum vital alors que tant de pays latino-américains en restent privés. Il a rendu la dignité à Cuba après des siècles d’humiliation.

Intéressantes, les réactions des dissidents. La plus célèbre, Yoani Sánchez, dans ses tweets, parle du «silence dans les rues, où la peur est palpable». Mais elle relève aussi «une étrange légèreté de l’air». Aucune jubilation, aucune haine, un rappel tranquille de la répression qu’elle et tant d’autres ont subie. «Fidel est mort, le fidélisme l’est depuis longtemps.»

Cette pionnière du blog remarque que les jeunes gens n’ont jamais été soumis à la rhétorique du Comandant en Chef, retiré depuis dix ans : ils chanteront leurs reggaes préférés plutôt que les hymnes solennels. Ils attendent la fin des neuf jours de deuil officiel pour faire la fête comme ils la font d’habitude.

Sans esprit de vengeance, mais pleins d’espoir. Des plus grands aux plus modestes. L’envoyé spécial du magazine de droite Cicero, dans un village perdu du centre de l’ile, s’entend dire d’un cycliste-taxi que tout va mieux depuis la libéralisation des petits métiers. Son souhait pour l’avenir : équiper son vélo à remorque d’un moteur électrique.

Cette jeunesse éduquée, joyeuse, débrouillarde, est un atout fort pour un lendemain qui commence déjà. Avec bien des périls en vue, le possible sursaut répressif d’un régime orphelin, moins probable, le retour à la guerre froide avec le voisin du nord, à plus long terme le déferlement d’un capitalisme sauvage qui renverrait aux années Batista.

Mais le pire n’est pas sûr: la société cubaine n’a pas été décervelée, elle garde au fond d’elle une sagesse terre à terre, le sens de la dignité, la fierté patriotique, le goût de la liberté. Et, à travers toutes les épreuves, la joie de vivre.

C’est pour cela qu’on aime tant Cuba.

Jacques Pilet

Source : L’Hebdo

Publié dans Actuel, Cuba

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